Faute de plateforme d’Etat, le passage à la facture électronique traîne

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Le 1er juillet 2024, la facturation électronique – au sens d’un échange de données XML – inter-entreprises commencera à se généraliser en France. Pour les organisations, le projet, porteur d’une forme de rationalisation des processus existants, est aussi très complexe. D’autant que le dispositif technique de l’État n’est pas finalisé. (Photo DR : De D à G, D.Godet (BNP Paribas), C.Guichardière (Safran), M.Castel (EDF) et M.Marchal (Bouygues Construction) répondent aux questions lors d’une table ronde portant sur leur niveau de préparation à la future réforme.

Le compte à rebours est enclenché : dans moins d’un an, toutes les entreprises de France devront être à même de recevoir des factures électroniques. Et on ne parle pas ici de transmission de fichiers PDF, mais bien d’échanges de données XML. Pour la quasi-totalité des entreprises – les petites très éloignées de ces pratiques et encore mal informées, mais aussi les grandes, qui cumulent de nombreuses complexités et cas particuliers dans leurs processus de facturation -, la marche est haute. Trop haute ? Nombre d’interlocuteurs, tant du côté des éditeurs de solutions que des entreprises sommées par l’État d’accomplir leur mue, émettent des doutes quant à la capacité du tissu économique à respecter le calendrier.

Certes, celui-ci prévoit un certain étalement concernant l’émission desdites factures électroniques. Si celle-ci s’impose aux grandes entreprises (plus de 5 000 salariés) dès le 1er juillet 2024, les ETI (de 250 à 4 999 salariés) auront six mois supplémentaires. Et les PME pourront repousser l’échéance au 1er janvier 2026. Certes encore, les entreprises travaillant avec le secteur public ont eu l’occasion de se familiariser avec le processus dématérialisé, via le portail Chorus Pro, lancé en 2016.

Un grand nombre de cas particuliers

Mais les obstacles se dressant sur la route de la facture électronique restent importants. À commencer par la disponibilité du noeud du schéma en Y retenu par l’administration française : le Portail public de facturation (ou PPF), que développe l’Agence pour l’Informatique financière de l’État (AIFE), agence qui dépend de Bercy (voir encadré). Mais aussi l’absence d’immatriculation officielle des PDP (Plateformes de dématérialisation partenaires), des services gérés par des acteurs privés ayant une mission de gestion et de traitement des factures électroniques qui sont appelés à se connecter au PPF. Ou encore la capacité à traiter 100% des cas au sein de dispositif tel qu’il est prévu lors de son lancement.

Le futur mécanisme de facturation électronique qui dématérialise la relation entre clients et fournisseurs. Un schéma en Y qui confère un rôle central au futur Portail public de facturation. (Crédit : AIFE)

« Or, il y a encore des incertitudes, comme le devenir des factures qui se voient refusées par le destinataire, illustre Cyril Sautereau, le président du FNFE (Forum national de la facture électronique), qui s’exprimait lors d’une conférence organisée début juillet par Generix, éditeur qui a déposé un dossier pour être immatriculé en tant que PDP. Nous avons répertorié 35 cas d’usage renfermant des complexités, comme les factures réalisées par des tiers ou le passage par un affactureur. Sans oublier la question des frais professionnels. » Autant de sujets qui auront des répercussions sur les processus internes des entreprises, donc sur les systèmes d’information les supportant. « Car, il faudra savoir produire les données conformément à la norme, ce qui ne peut se passer que dans les SI des entreprises, pas dans les PDP », souligne Cyril Sautereau. D’où le besoin, pour chaque organisation, de commencer à répertorier ses différents cas d’usage en matière de facturation, afin de mesurer l’effort à produire pour se conformer aux obligations légales cas par cas.

« Confiants oui, sereins non »

« Ce projet est un révélateur de la dette organisationnelle et technique de l’entreprise, résume Paul-Olivier Sajot-Lucas, associé au sein de la branche risques et régulation de PwC. En particulier, il met en lumière la gouvernance moyenne, voire parfois médiocre, des référentiels de données. La mise en qualité de ces derniers sera, en elle-même, un chantier important et il faudra savoir conserver cette qualité dans le temps. » Sans oublier le fait que les grandes entreprises, présentes dans de multiples pays, font souvent cohabiter de nombreux systèmes, des flux facturiers de natures différentes et doivent se conformer à des réglementations différentes en fonction des pays ! D’où le besoin, souligné par PwC, d’élargir l’équipe en charge du projet, pour ne pas la limiter à la DAF et à la DSI : « mieux vaut créer une équipe élargie chargée de la refonte, incluant les achats, la fiscalité, le juridique ou encore les ventes. La DSI aura besoin d’être accompagnée sur le paramétrage », dit Paul-Olivier Sajot-Lucas.

Une somme de contraintes qui expliquent pourquoi les entreprises, présentes lors de la conférence organisée par Generix, se montrent encore circonspectes. « Nous sommes confiants, mais pas sereins », glisse Michel Castel, le directeur du Centre de services partagés d’EDF. Et pourtant, le panel réuni par Generix était composé de grandes entreprises disposant de moyens conséquents et ayant déjà largement préparé le chantier de la réforme. « Nous avons essayé d’anticiper en allant frapper à la porte de la DGFiP ou de la FNFE et en travaillant nos différents cas d’usage, avant de nous lancer dans la rédaction de charges », explique ainsi Michel Castel. « Nous nous sommes lancés fin 2021 avec la volonté de couvrir la cinquantaine de sociétés françaises du groupe dès le 1er juillet 2024, même si certaines, du fait de leur taille, ne sont pas concernées à cette échéance, explique ainsi Christian Guichardière, le directeur MOA Finances groupe de Safran. Par ailleurs, nous avons fait le choix de dématérialiser l’intégralité des clients, quelle que soit leur nationalité. Ce qui a fait passer le total de 5 000 à 20 000 clients. » Des options qui illustrent bien la volonté de certaines d’entreprises d’utiliser la réforme pour simplifier leurs processus de facturation internes. « Nous allons en profiter pour créer un registre unique de clients pour la cinquantaine de sociétés du groupe », reprend ainsi Christian Guichardière.

La page d’accueil de la PDP de Generix, qui a déposé un dossier d’immatriculation. L’éditeur prévoit de lancer un pilote dès janvier prochain avec 45 entreprises partenaires.

« Nous sommes obligés de soulever le tapis »

Un choix de rationalisation certes logique, mais qui a tendance à complexifier des projets qui soulèvent déjà un grand nombre de défis, y compris au sein de groupes bien avancés dans la dématérialisation. Chez EDF, cette dernière représente déjà 90% des factures. Ce qui n’empêche pas que le respect de la future norme se traduise par un vrai projet : « car les statuts des factures ou le e-reporting (transmission automatique des données de transaction à l’administration fiscale, NDLR) n’existent pas dans la plateforme que nous utilisons actuellement », observe Michel Castel. D’où la transition vers la PDP de Generix, qui nécessite de récupérer les flux existants, mais aussi les archives. « Une vraie conduite du changement », résume le directeur du Centre de services partagés. « La PDP est certes un accélérateur pour appliquer les bonnes pratiques, mais la connaissance du terrain réside dans l’entreprise. Ce projet nous oblige à soulever le tapis, indique Mélissa Marchal, la responsable MOA comptabilité finance de Bouygues Construction. C’est le grand nettoyage de printemps ! »

Chez Safran, le projet se heurte à l’éclatement du paysage ERP du groupe (qui en compte plus d’une vingtaine). « Il faut donc concevoir autant de modèles différents, indique Christian Guichardière. Par ailleurs, nous avons découvert des cas d’usage que nous n’avions pas anticipé : par exemple, notre université interne relève du B2C au sens de la législation. Enfin, nos choix en matière de rationalisation nous obligent à enrôler nos clients étrangers dans le projet en les poussant vers le format Factur-X (un des formats de facture dématérialisée accepté par la réforme, NDLR), même s’ils ne sont pas concernés par la législation française ! » Résultat : Safran a dû tripler les équipes sur le projet par rapport à ses estimations en début de projet. Une surcharge qui concerne avant tout la DSI.

Le budget du projet : « un choc » chez BNP Paribas

« Faire comprendre à l’organisation qu’il faut mobiliser du monde sur le sujet est une réelle difficulté », note d’ailleurs Mélissa Marchal, la responsable MOA comptabilité finance de Bouygues Construction. Surtout que, dans des groupes internationaux, la réforme française s’inscrit dans un timing assez similaire à celles intervenant dans d’autres pays, comme la Belgique ou la Pologne. « Le premier défi réside dans l’ampleur des travaux, donc des financements nécessaires, abonde Daniel Godet, le responsable du groupe chargé des programmes transverses chez BNP Paribas. D’autant que ce n’est pas un sujet central pour notre activité. La première fois que nous avons chiffré le coût du projet, nous avons eu un choc ! La bande passante que l’IT doit consacrer au sujet est importante. » Notamment autour de questions portant sur les référentiels de données.

Et cette mobilisation des équipes risque bien de s’étaler sur une durée assez longue. Car de nombreuses incertitudes entourent encore les processus qui seront à mettre en oeuvre, faute de précision suffisante sur la plateforme étatique au coeur du dispositif (voir encadré). « Par exemple, comment allons-nous être prévenus des données de routage client par client ? Et selon quel calendrier ? Si c’est trois jours avant la réforme, la mise en service s’annonce compliquée, illustre Daniel Godet. Nous allons être prêts, mais ça sera très tangent. Car le projet embarque énormément de complexité, sur l’affacturage en particulier. » Chez Safran, Christian Guichardière s’attend à un réveil difficile le 1er juillet 2024 : « nous allons préparer des plans B, C et D pour être en mesure de réagir aux difficultés que va faire apparaître l’entrée en vigueur de la réforme. Car, quoi qu’il arrive, il faudra être en mesure de continuer à facturer les clients. »

En complément :
– Lire le dossier du Monde Informatique sur la facturation électronique

Reynald Fléchaux
Retrouvez l’article original sur le site de notre publication soeur CIO
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