En Europe, le groupe à la tête des enseignes Uniqlo ou Comptoir des cotonniers a déployé un nouvel ERP en faisant quelques paris risqués : un délai resserré et un déploiement en mode big-bang. Son DSI détaille les recettes d’un succès qui n’était pas écrit d’avance. (Photo DR)

« Je travaille dans une entreprise impatiente. J’avais demandé 18 à 20 mois pour réaliser le projet ERP. Je n’en ai obtenu que 14. » Serge Lengagne, le DSI de Fast Retailing Europe, qui regroupe des enseignes comme Uniqlo, le Comptoir des cotonniers ou encore Princess Tam Tam, pose d’emblée ce qui fait la spécifité n°1 du projet d’ERP qu’il a mené, autour de la solution SAP S/4 Hana. Un défi – être prêt pour le Black Friday 2022 – que le DSI accepte de relever, « même si cela s’est traduit par des moments où nous n’avons pas eu besoin de régime pour perdre du poids », ironise-t-il.

Le projet vise à remplacer un ERP Microsoft ainsi que des applications propriétaires obsolètes, à mettre en place les fondations d’une stratégie pleinement multicanale sans se prêter à de multiples contorsions sur le plan IT et à replacer les KPI du groupe sous contrôle, via la production de données fiables sur tous les paramètres essentiels (remontées magasins, marges, délais, production…). « Même si cela ressemble à une phrase de consultant, le projet visait à franchir un cap décisif en matière de transformation numérique. C’est en tout cas comme cela que je l’ai vendu en interne », reprend le DSI.

Huit projets parallèles censés « atterrir » en même temps

Si le projet, baptisé Sky, vise bien à moderniser le socle IT – avec une vision connectée de bout en bout, là où auparavant existaient de nombreux fichiers Excel -, il comporte également une dimension métiers, avec la volonté de remettre à plat les processus. Un aspect pour lequel Fast Retailing a fait appel au cabinet de conseil Citwell, spécialisé dans les opérations industrielles, la supply chain et le retail. « Notre démarche consistait à documenter les processus en place, à les évaluer par rapport aux meilleures pratiques de notre secteur et à aligner toutes nos enseignes sur un nouveau standard », précise le DSI.

Une complexité supplémentaire dans un projet qui en compte déjà un certain nombre. D’abord, Sky masque non pas un, mais huit projets menés en parallèle et « devant atterrir en même temps ». Car, au-delà du déploiement de l’ERP, l’intégration, les données de référence, la gestion des stocks ou encore le e-commerce sont refondus, donnant au projet Sky une certaine ampleur (60 ETP mobilisés sur la durée du projet, dont 80% de prestataires). Et l’ensemble doit être déployé en mode big-bang.

« C’est un projet sur lequel nous avons accepté de prendre des risques, reconnaît Serge Lengagne. Et j’admets que ça me faisait un peu peur, car le retour arrière en cas d’échec du déploiement était tout sauf simple. » Pour assurer la bascule – prévue sur deux semaines et touchant tous les canaux de distribution -, la DSI Europe de Fast Retailing a donc rédigé « un plan détaillé de chaque action, heure par heure ». « Concrètement, il s’agissait d’un fichier Excel comprenant des milliers de lignes que nous avons évalué, réévalué, testé et retesté », dit le DSI. Pour lui, trois facteurs expliquent la réussite de ce projet risqué : la qualité du cadrage, le pilotage serré de la phase de livraison et la capacité à accélérer les opérations au cours du projet.

Embarquer les cadres dirigeants

La phase de cadrage – d’environ 4 mois – s’est concentrée sur une analyse détaillée des processus critiques de l’entreprise, afin d’identifier ceux qui n’étaient pas au niveau attendu. Cette première analyse débouche sur la rédaction d’un RFP (Request for proposal), qui a permis de dégager deux finalistes : deux cabinets spécialisés misant tous deux sur SAP, un progiciel sélectionné notamment par Fast Retailing pour son module de gestion des stocks en temps réel. Sur cette phase de sélection, qui sera finalement remportée par Viseo, le DSI choisit d’embarquer le maximum de parties prenantes, pour éviter que le projet soit perçu simplement comme une initiative IT : « Etant donné les implications des transformations que nous allions mener, il était essentiel d’embarquer les cadres dirigeants : dès les réunions de cadrage, mon patron européen était présent. Par ailleurs, le système de notation était partagé avec les métiers et les dirigeants. Et notre direction était présente aux soutenances ». De son côté, dans son rôle d’assistance à maîtrise d’ouvrage, Citwell entretient un dialogue avec les intégrateurs sélectionnés : « nous avons endossé le rôle des métiers, avec la volonté de les représenter auprès des intégrateurs », indique Laurent Penard, président du groupe Citwell.

La phase de conception/déploiement est, elle, caractérisée d’abord par une attention marquée aux collaborateurs rejoignant l’équipe projet. « Nous avons validé chaque profil de consultant proposé par nos partenaires Citwell, Viseo ou encore Devoteam (intégration et reprise de données, NDLR) », dit le DSI. Un point central d’autant que le nombre d’utilisateurs ciblés par le projet Sky (160 environ) est jugé trop faible pour constituer une équipe d’utilisateurs clefs.

Si les prestataires jouent donc un rôle majeur dans la conception et le déploiement, Fast Retailing a fait le choix de conserver en interne toutes les tâches de coordination. « Dont le dialogue direct avec SAP, via un membre du Comex Europe de l’éditeur, reprend Serge Lengagne. Au sein de tous les partenaires, je voulais avoir la garantie de trouver des dirigeants impliqués. C’est un levier dont j’ai usé pour gagner du temps. » Autres points essentiels pour ne pas voir les délais déraper, selon le DSI ? Un retour au standard SAP dès que possible, un pilotage serré de l’intégrateur, la réactivité sur les points remontés par les utilisateurs et la capacité à évaluer et discuter toutes les décisions critiques.

Des données de référence propres : « une bénédiction »

L’atterrissage du projet Sky dans les délais impartis s’explique également par la décision de Fast Retailing de refondre sa gestion des données de référence en amont de la migration ERP proprement dite. « Cette centralisation et fiabilisation des données nous a permis de tenir les délais sur le lot n°2 », assure Serge Lengagne. Pour Saad Kadioui, directeur de l’activité transformation par les SI au sein de Citwell, s’il s’agit là « d’un exotisme par rapport aux autres projets ERP, nous avons opté pour cette méthode afin d’éviter tout effet tunnel. Et cela s’est révélé être une bénédiction : quand nous attaquions le déploiement d’un nouveau flux, ça fonctionnait d’emblée. »

Six mois après le passage en production de l’ERP, Serge Lengagne dresse un bilan largement positif de Sky. Sur l’aspect métiers, Fast Retailing a pu avancer dans l’omnicanalité, fiabiliser ses stocks, assainir ses bases de données autour de standards groupe, simplifier ses processus de clôture ou encore déployer de nouveaux KPI. Côté IT, la mise en production des nouveaux systèmes s’est déroulée sans impact opérationnel majeur. « L’activité est revenue à un rythme nominal une semaine seulement après la mise en production, résume le DSI. Cela ne signifie toutefois pas que nous ayons tout fait correctement. Nous travaillons d’ailleurs à des lots d’évolution de la solution. » La vitesse impose aussi quelques compromis.

Reynald Fléchaux
« Pour réussir ce genre de projets, il faut tester, retester et, ensuite, recommencer ! ». Serge Lengagne insiste sur le rôle clef des tests, un sujet pour lequel le DSI de Fast Retailing Europe a choisi de recourir à un partenaire dédié (B/Acceptance), qui a mis au point la stratégie de tests permettant de dérouler des scénarios d’évaluation des solutions sur 4 à 5 mois. « Une à deux fois par jour, nous avions des réunions sur les bugs identifiés, avec l’objectif d’y répondre avec une réactivité maximale », détaille le DSI. A la fin du projet, la fréquence de ces réunions va même monter à trois par jour. Au sein de l’équipe projet, un profil dédié, que Serge Lengagne qualifie de « ranger », est responsable des campagnes de tests, avant tout centrées sur des scénarios métiers. « Un travail compliqué, glisse le DSI. Il devait vérifier que tous les tests avaient bien été exécutés et relancer les développeurs sur les corrections à réaliser. C’est la partie du projet la plus besogneuse. »Pour le responsable IT, les outils collaboratifs, amplement utilisés lors du projet – qui s’est largement déroulé pendant la période du Covid -, ont contribué à la réactivité des équipes sur les quelque 3 000 bugs qui ont été identifiés et corrigés : « avant, une semaine pouvait s’écouler entre la découverte d’un bug et le déploiement d’un correctif. Avec le collaboratif, plus personne ne refuse l’obstacle ; dès le lendemain de la découverte d’un dysfonctionnement, un correctif était en test. Et nous n’avons pas fait ça une fois, mais des centaines de fois. »
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