La crise sanitaire se double aujourd‘hui d’une crise économique. Dans les entreprises, les directions administratives et financières -financement et trésorerie, contrôle de gestion-, sont en première ligne. Les grandes structures mettent en branle leurs plans de continuité d’activité, même s’ils n’ont pas été prévus pour les risques et l’incertitude sans précédent inhérents à la crise du covid-19. Pour Dominique Chesneau, administrateur de la DFCG (réseau des dirigeants financiers) et président de cabinet de consulting en gestion de risques financiers Tresorisk, il n’est pas trop tard pour mettre de l’ordre dans sa DAF, et surtout pour protéger son activité et plus globalement, l’écosystème. Il explique à Enjeux-DAF les décisions essentielles à prendre et quelques-unes des mesures d’aide gouvernementale auxquelles il est possible de faire appel.

Enjeux DAF : Dans la situation actuelle, sur quoi les directions administratives et financières doivent-elles se concentrer ?

Dominique Chesneau : Du point de vue du métier, il faut se concentrer sur trois choses : les rentrées et les sorties de cash et les risques liés aux contreparties. Pour réduire le « cash out », pour commencer, il faut discuter avec ses clients et tous ses fournisseurs (matières premières, pièces, services, fournitures, etc.) pour décaler les paiements dans le temps. Mais il n’y a pas évidemment pas de solution tranchée qui permettrait d’équilibrer l’ensemble –solde nul- pour toutes les parties prenantes.

Le délai maximum légal de 45 jours fin de mois pour les paiements entre professionnels doit faire l’objet de négociation. Et dans la situation actuelle, l’issue de celle-ci dépendra en particulier du rapport de force -dont la taille des entreprises- soutenu par les pouvoirs publics. Entre deux petites sociétés, ça ne peut pas se régler par décret, par exemple. L’une va vouloir réduire sa sortie de cash et l’autre vouloir augmenter ses rentrées…  Il faut trouver la meilleure solution, de gré à gré.

Dominique Chéneau, « les grands doivent régler les factures aux petites entreprises »

Mais un grand fournisseur peut, par exemple, tirer sur ses lignes de crédit confirmées, puis sur celles qui ne le sont pas, et mettre en place un sursis de paiement des factures de ses plus petits clients. Si c’est la grande entreprise qui est cliente d’un petit fournisseur, il est bien sûr recommandé de payer les factures sans attendre, à 45 jours fin de mois. Pour ce qui est déjà réalisé ou livré, mais aussi pour ce qui a été fermement commandé, mais qui ne peut pas encore être réalisé ou livré ! En guerre, la solidarité concerne aussi les entreprises et pas seulement les citoyens.

Ces éléments n’ont cependant été précisés ni dans les plans Macron 1 et 2, ni dans les articles de la loi Pacte. Et pour cause, la situation est exceptionnelle. S’il y a un fort désaccord, les deux parties doivent mettre à contribution la médiation des entreprises. A priori, le gouvernement la pousse à favoriser les plus petits dans la situation actuelle, pour les protéger.

EnjeuxDAF : Qu’en est-il des salaires ?

Dominique Chesneau : Il faut évidemment payer ceux qui ont travaillé! Mais l’État a mis en place des délais de grâce sur le paiement des URSSAF, des taxes sur les salaires, etc. Et ce, « jusqu’à ce que l’on dise le contraire ». C’est-à-dire tant que la crise n’est pas finie. À noter que les échéances de paiement de TVA ne sont pas concernées. Elles représentent en effet un montant de 450 milliards d’euros dans le budget de l’Etat.

EnjeuxDAF : En parallèle, il faut évidemment aussi faire rentrer le cash.

Dominique Chesneau : Oui, et les entreprises disposent de différents systèmes de financement pour ce faire. À commencer par l’escompte. Les banques sont chargées de regarder tous les actifs de bas de bilan. Et la Banque de France sera moins regardante que d’habitude sur la qualité de ce qui serait éventuellement escompté. En ce qui concerne les leasings, le ministre de l’Économie a été très clair : les entreprises qui ne sont pas en mesure de payer ne payent pas. Elles informent le banquier et payeront plus tard.

Pour ce qui est de l’affacturage, mieux vaut procéder à un transfert complet de la propriété des actifs qui en font l’objet. L’entreprise transfère à l’affactureur le droit de ne pas être payé. Si les actifs concernés ne font pas l’objet de paiement, l’affactureur renvoie la facture au client pour recevoir l’argent. Et l’assureur du crédit se charge du recouvrement et de la garantie. Et hors de question pour eux de répliquer le modèle des masques à 10 euros ! Bercy contrôlera ces démarches en temps réel ou ex post. Ou cela passera par la médiation du crédit de la Banque de France.

Les grandes entreprises doivent réduire leurs encours d’affacturage

Avec l’affacturage inversé (loi Pacte), c’est le client qui organise l’affacturage auprès de ses fournisseurs pour qu’ils soient payés (par l’affactureur). Dans la situation actuelle, il serait raisonnable que les grandes entreprises réduisent cependant leur encours chez les affactureurs afin que ceux-ci gardent leur capacité à faire crédit. La puissance publique aussi peut faire appel à l’affacturage inversé. Or, si elle a des difficultés à payer ses fournisseurs, elle choisit lesquels régler. Il se pourrait que l’État par le bras de BPIFrance ou CDC propose de subroger la banque qui avait accordé le prêt lié à l’affacturage inversé.

EnjeuxDAF : Vous évoquez aussi le risque de contreparties, c’est-à-dire les défaillances potentielles de clients ou de fournisseurs, qui risquent malheureusement de se multiplier. Comment gérer cela ?

Dominique Chesneau :  La question centrale, c’est de savoir si la contrepartie sera toujours là pour payer ? Les grandes entreprises ne représentent pas un grand risque. Elles regorgent d’argent qu’elles ont levé à un taux quasi nul depuis quelques années. Mais il en va différemment des ETI et des PME qui ne disposent pas forcément des liquidités immédiates pour régler leurs fournisseurs. Si une entreprise dispose d’un million d’euros en dépôt à terme à 3 mois, mais doit payer aujourd’hui 300 000 euros à un de ses fournisseurs, elle peut négocier avec sa banque de prélever ces 300 000 euros, et de rembourser la ligne de crédit à échéance. Enfin, dans le cas –probable – d’une crise financière, mieux vaut récupérer les liquidités mises en dépôt à vue à un taux très faible dans de petits établissements bancaires pour les placer chez un plus grand.

« Une plus grande dissémination des signatures est indispensable, mais avec un contrôle renforcé » (Cr. P.Marco Pixabay)

Par ailleurs, des recommandations ont été faites aux banques de suivre les lignes de crédits renouvelables garantis et de fournir les liquidités des lignes de crédit renouvelable non garanti. En cas de difficulté, là encore, la médiation du crédit peut être saisie.

Enfin, un fonds de solidarité aux TPE de deux milliards d’euros sur deux mois a été mis en place pour aider les petites structures dont le chiffre d’affaires est inférieur à un million d’euros. Si elles ont dû arrêter leur activité ou si elles ont enregistré une baisse d’au moins 70 % de leur chiffre d’affaires entre mars 2019 et mars 2020, elles pourront recevoir une indemnité mensuelle de 1500 euros.

EnjeuxDAF : Comment gérer les nouvelles commandes ou le sourcing des fournisseurs dans les conditions actuelles ?

Dominique Chesneau : Si les commerciaux qui, en toute logique, se battent pour vendre l’offre de l’entreprise décrochent une commande de plusieurs centaines de milliers d’euros en ce moment, la DAF doit vérifier si le prospect est effectivement capable de l’assumer sans difficulté de paiement. Et la logique est la même pour le sourcing de fournisseurs. L’entreprise doit être plus vigilante que d’habitude, et plus agile. Ces décisions sont en effet généralement prises par le DG. En ce moment, il doit déléguer au DAF une partie de ce pouvoir de dire non aux acheteurs. Le DAF voit sa maitrise des données renforcées actuellement. Ce phénomène va durer et se renforcer.

EnjeuxDAF : La période exige de l’agilité et de la réactivité, mais sous de fortes contraintes. Les DAF doivent-elles revoir leur organisation ?

Dominique Chesneau : Une première question se pose. Pour le cash sortant et pour déployer le plan de continuité d’activité, qui est autorisé à signer les paiements ? Habituellement, le directeur financier et son adjoint en charge de la trésorerie a cette faculté jusqu’à un certain montant. Au-dessus de celui-ci, ce sont le DAF et le DG qui prennent le relais. Dans la situation de crise que nous vivons, il faut une plus grande dissémination des signatures autorisées. Mais, en contrepartie, il faut un contrôle à deux niveaux, au sein du service comptable puis au contrôle de gestion.

Par ailleurs, pour faire face à la situation actuelle, l’entreprise doit disposer de prévisions de trésorerie très fiables. Elles doivent être inattaquables et cela va demander un très gros effort pour beaucoup. Et elles doivent être écrites, mais aussi justifiées. Les grands groupes sont habitués à disposer de ces éléments avec un horizon glissant de 3 mois, voire un mois. C’est plus inégal chez les plus petits. Mais la période va de toute façon exiger une visibilité à 15 jours, voire une semaine !

EnjeuxDAF : Les outils logiciels sont-ils un soutien dans ce travail sur ces prévisions ?

Dominique Chesneau : Oui, les grandes entreprises sont toutes équipées. Les ETI et PME ont Sage ou Cegid. Mais le problème n’est pas là. Si les données, les chiffres en entrée des processus et des systèmes ne sont pas propres, ce qui en sortira ne sera pas bon ! Les prévisions de trésorerie seront faussées.

EnjeuxDAF : N’est-il pas trop tard pour assainir ses données et travailler sur ces prévisions de trésorerie ?

Dominique Chesneau : Non, pas du tout. Si ce n’est pas encore fait, il faut s’y atteler dès demain ! Car on ne sait pas combien de temps cette crise va durer. L’incertitude est la caractéristique principale, et la plus grande difficulté de la période que nous vivons.

« Les équipes de la DAF peuvent tout à fait télétravailler grâce au paiement dématérialisé et à la délégation de signature. »

EnjeuxDAF : Quel est le rôle du contrôle de gestion ?

Dominique Chesneau : Il est essentiel, car l’entreprise doit être pilotée au plus près du plus près ! Le contrôle de gestion doit être informé de tout : de l’avancement de la réception des commandes, du niveau auquel elles peuvent être honorées, des livraisons des fournisseurs, etc.

Comment la DAF doit-elle s’organiser dans le cadre d’un plan de continuité d’activité (PCA) ?

Les équipes de la DAF peuvent tout à fait télétravailler grâce au paiement dématérialisé et à la délégation de signature, par exemple. Mais il existe une réserve majeure : les connexions sont-elles sécurisées face à la fraude, au détournement de fonds et aux cyberattaques ?

Une organisation en PCA est normalement progressive. Certaines banques dédient une salle à une équipe spécifique. Mais plus généralement, pour les DAF, il faut avoir doublé les archives, les entrepôts de données, certains systèmes-cœurs, etc. Reste que les PCA sont prévus pour des sinistres comme des incendies, ou des inondations. Le retour à la normale excède rarement quelques jours, même dans le cas de catastrophe naturelle. Avec le covid-19, on ne sait absolument pas combien de temps la crise va durer. Et on ne peut pas oublier qu’il risque de devenir difficile de monter des équipes avec des personnes malades, et même des décès en nombre. Les prévisions du nombre de morts dans le monde sont estimées entre 20 000 et 200 000 personnes. L’incertitude est au cœur de cette crise.

Propos recueillis par Emmanuelle Delsol